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« Poutine se bat aussi contre un mouvement démocratique, féministe, progressiste en Russie comme en Ukraine »

La militante féministe Céline Piques constate, dans une tribune au « Monde », que la guerre conduite par Poutine en Ukraine est une guerre viriliste, faite au nom de la défense de valeurs conservatrices, patriarcales et homophobes.

Tribune. « Que ça te plaise ou non, ma belle, il va falloir t’y résoudre » : ces mots prononcés le 7 février par Vladimir Poutine lors de la conférence de presse avec le président Macron, à destination du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, auraient pu alerter de la détermination à envahir l’Ukraine du président russe, animé par une idéologie guerrière et viriliste. Le viol est, dans le discours de Poutine, allégorie de l’effraction, de l’invasion militaire d’un territoire à conquérir par la force, et il est aussi, concrètement et dramatiquement, crime de guerre commis par les soldats russes contre les femmes et filles ukrainiennes, comme le relate Inna Shevchenko notamment.


Rien malheureusement de surprenant. Le viol de guerre est pour les combattants une arme d’assujettissement du peuple ennemi par appropriation de « leurs femmes », une façon de rappeler qui a le pouvoir et la force. Le viol et la guerre ne sont pas si différents. C’est ce que déclarait en 1983 à une assemblée d’hommes la théoricienne du féminisme radical Andrea Dworkin (1946-2005) citée dans mon essai Déviriliser le monde : « Le viol et la guerre ne sont pas si différents. Et ce que les macs et les faiseurs de guerre font, c’est vous rendre si fiers d’être des hommes qui peuvent l’avoir dure et la mettre profond. Et ils prennent cette sexualité acculturée, ils vous mettent dans de petits uniformes et ils vous envoient tuer et mourir. Mais pour autant, je ne vais pas vous laisser entendre que je pense que cela est plus important que ce que vous faites aux femmes, parce que je ne le pense pas. »


Une propagande calculée de l’homme fort de Russie


L’Occident a été surpris par l’invasion. Nous pensions que Poutine, « rationnellement », en examinant les conséquences humaines, géopolitiques, économiques pour la Russie d’une telle guerre, n’attaquerait pas l’Ukraine. Mais ce n’est pas la raison ou le calcul économique qui guide Poutine, mais une idéologie. Une idéologie nationaliste et viriliste. Cette guerre est aussi une guerre des valeurs.

Dans cette idéologie, Poutine est l’homme viril, puissant, autoritaire, héroïque, dont le pouvoir omnipotent et vertical est seul à même de diriger le peuple russe. Les mises en scène de Poutine, torse nu à cheval, en train de chasser ou de soulever de la fonte, si elles nous semblent en France ridicules, sont au contraire une propagande calculée de l’homme fort de Russie.


Poutine a pris ce virage conservateur depuis 2010, développant un discours autour des « valeurs traditionnelles » d’une « Russie éternelle », au passé glorifié, dont il se fait le défenseur. En 2013, une loi interdisant la « propagande homosexuelle » auprès des enfants est ainsi votée. En 2017, les violences conjugales sont tout bonnement dépénalisées pour devenir une simple infraction administrative.


Un durcissement face au mouvement démocratique


En 2020, la Constitution est modifiée. Si on a retenu de cette modification la possibilité donnée à Poutine de se représenter en 2024, on a peu regardé l’inscription à la Constitution de valeurs conservatrices : « mémoires aux ancêtres qui nous ont transmis leurs idéaux et la foi en Dieu », évocation de l’institution du mariage et de la famille nécessairement hétérosexuelle. La défense de la famille traditionnelle et de la patrie se présente comme l’antidote à la perméabilité des valeurs démocratiques occidentales, comme les droits des femmes, le droit à l’avortement ou les droits des LGBT, jugées efféminées et décadentes.

Ce tournant conservateur est aussi un durcissement face à l’émergence d’un mouvement démocratique, féministe, progressiste en Russie comme en Ukraine. Dès 2012, cette contestation est incarnée par les Pussy Riots en Russie, activistes féministes punk opposées à l’Eglise orthodoxe comme au nouveau tsar de Russie, et par les Femen en Ukraine qui dénonce le tourisme prostitutionnel lors de la Coupe d’Europe de football et qui protestent contre la venue de Poutine au Parlement européen en criant : « Putin, go to hell ! Democracy, democracy ! »

C’est aussi une femme, courageuse et résistante, Anna Politkovskaïa, militante des droits humains, qui sera assassinée en 2006 pour s’être opposée à Poutine. C’est encore une femme, courageuse et résistante, Marina Ovsiannikova, qui en 2022 brandit une pancarte dénonçant la guerre en direct à la télévision russe.


La violence est masculine


Dès le lendemain de la déclaration de guerre, le 24 février, une tribune de dizaines de collectifs féministes, bravant la répression de l’Etat russe, réaffirme leur opposition à la guerre, et à l’idéologie patriarcale et autoritaire qui anime le pouvoir russe, et lance un appel vibrant : « Nous appelons les féministes et les groupes féministes de Russie à rejoindre la résistance féministe antiguerre et à unir leurs forces pour s’opposer activement à la guerre et au gouvernement qui l’a déclenchée. Nous appelons également les féministes du monde entier à se joindre à notre résistance. Nous sommes nombreuses, et ensemble nous pouvons faire beaucoup : au cours des dix dernières années, le mouvement féministe a acquis un énorme pouvoir médiatique et culturel. Il est temps de le transformer en pouvoir politique. Nous sommes l’opposition à la guerre, au patriarcat, à l’autoritarisme et au militarisme. Nous sommes l’avenir qui prévaudra. »

Parce que la violence est masculine, parce que la guerre est une réaffirmation des valeurs virilistes où force, violence et domination masculine sont exaltées, c’est d’une politique et d’une diplomatie féministes dont nous avons besoin, pour contrer les velléités militaristes, défendre la paix, et enfin… déviriliser le monde.


Céline Piques


Tribune parue dans Le Monde, le 31 mars 2022

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